Fernando de Amorim
Paris, le 20 juin 2025
Le clinicien est l’Ὄργανον pour l’étude du désir. Actuellement, cet instrument est rouillé.
Grâce à la dernière réunion d’examen d’une sortie de psychanalyse, le mercredi 18 juin dernier, j’avais clairement proposé aux membres psychanalystes du RPH de mettre en tension ce qu’est la passe pour l’invité (un analyste de n’importe quelle école de psychanalyse) et ma proposition de passe d’après l’excellente idée de Jacques Lacan.
Cette décision vise à mettre au travail les psychanalystes du RPH. Ils sont considérés « psychanalystes » parce qu’ils ont assuré la psychanalyse d’un psychanalysant et que cette psychanalyse a été validée par les membres psychanalystes et par l’invité.
I.
D’après mon interprétation, la passe de Lacan produit un Moi adulte, que je représente comme suit : « ä » pour le distinguer du Moi du majeur, gonflé, que je représente par « a ». Ainsi, la passe chez Lacan ne produit pas un être barré (ɇ), pendant la construction de sa subjectivité, l’autre nom de la circumnavigation psychanalytique, qui pourrait donner naissance au sujet « $ », sujet barré qui est dorénavant apte à construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée. C’est cette positon que j’estime être la véritable visée d’une psychanalyse. Telle est mon hypothèse.
Dans la passe de Lacan, l’analysant passe à l’analyste. Pour moi, au contraire, je pense que le psychanalysant – et non l’analysant – devient sujet. En revanche, le supposé-psychanalyste, le clinicien qui a occupé la position d’objet a de ladite cure, devient psychanalyste de cette cure si, après examen collégial, cette cure mérite le nom de psychanalyse.
Lacan élabore de cette manière, sans doute parce qu’il avait abandonné sa psychanalyse. La passe est la théorisation de Lacan de par cet abandon. C’est mon hypothèse.
L’objet scientifique de la psychanalyse n’est, en aucun cas, l’analyste mais le désir de l’être devenu psychanalysant, puis sujet. Le clinicien est l’organon, Ὄργανον, l’organe, l’instrument, l’outil, pour une telle opération clinique. Actuellement, cet instrument, l’analyste, est rouillé. Et le psychanalyste, rouillé lui aussi ? Déjà ?
II.
D’après mon interprétation de la passe de Miller, sauver l’expérience de la passe de Lacan est une excellente idée, même si Lacan avait conclu à Deauville qu’elle était un échec. Je m’emploie, comme Miller, à sauver cette expérience de la passe en prenant une autre voie.
Cependant, comme Miller aime plus Lacan que la psychanalyse, il a élaboré une théorisation où ce qui est au cœur de la passe, c’est le Moi, Moi adulte certes, mais Moi tout de même, ce qui exclut de l’opération la perspective de sujet à la fin de la circumnavigation psychanalytique.
Il sera question dans sa Théorie de Turin d’une mise en évidence de « l’individuel »[1], ce qui nourrit la présence du Moi. Cela alimente avec Freud et notre dernière invitée l’idée que « l’expérience analytique est une expérience collective à deux »[2].
L’expérience analytique à deux signe la relation imaginaire, car soutenue par deux Moi. Autrement dit, il s’agit d’une relation intermoïque. D’ailleurs, l’invitée à ladite réunion de mercredi avait signalé que la relation analytique est une relation à deux. Je n’en croyais pas mes oreilles. Une psychanalyse est un rapport entre un clinicien dans la position d’objet a et un être dans la position de patient, puis de psychanalysant, le tout guidé par l’Autre barré. L’Autre barré est le guide, je dirais même le guide suprême. Pas le guide suprême du Moi abruti que génère la populace moïque. Je fais référence ici au suprême du milieu du XVe siècle, donc j’interprète que l’Autre barré lacanien est au-dessus de tout Moi et de tout soupçon. Tout simplement parce qu’il est barré. Ainsi, il faut lui faire confiance. À lui et à son représentant légal, à savoir le Ⱥ’, le clinicien dans la position de psychanalyste. Si ce n’est pas le cas, il me semble important de mettre, sans tarder, un terme à une relation basée sur l’avortement du désir et non sur la construction du sujet.
Il ne faut pas oublier que l’Autre barré est traversé d’un bout à l’autre, donc il fait autorité. Mais il n’est pas Dieu ; celui qui occupe cette place divine, c’est l’Autre non barré (A). L’Autre barré occupe une position, l’Autre non barré occupe une place. Conclusion : il faut accorder une confiance aveugle à cet Autre barré parce qu’il n’est pas tout. Mais il sait. Il sait un bout, mais un bout valable. Le Moi jaloux, voire envieux, déteste cette évidence.
Dans la logique de Freud, comme dans celles de Lacan et de Miller, le clinicien se cogne au Moi dans la conduite de la cure, quelle que soit la voie empruntée. Enfin, grâce aux efforts de Freud, Lacan et Miller, le Moi est dégonflé, mais l’être ne devient pas un sujet barré ($), il continue sous la jupe de son Moi, Moi depuis l’analyse dégonflé (ä).
Si Lacan était seul dans sa « relation »[3] à la cause psychanalytique, c’est parce qu’il était dans une relation moïque, fruit de l’abandon de sa psychanalyse. Un rapport qui est de l’ordre de l’impossible, donc un statut insupportable au Moi. Ainsi, écrire que « Lacan renvoie chacun à sa solitude de sujet »[4] est une proposition triste. La solitude est effectivement propre au Moi ; le sujet, lui, est seul, seul mais pas solitaire. Il est seul mais en bonne compagnie : il est en compagnie du désir qu’il a construit et fait fructifier grâce à sa psychanalyse.
Le Moi est toujours quelque part dans la théorisation de Miller, en tant qu’ombre, odeur ou trace. Il y a cette sorte de contentement propre au praticien qui avait abandonné son désir, mais qui veut tout de même se mettre à théoriser son aventure et son abandon. Certes, c’est intéressant intellectuellement, mais cela ne produit pas de constructions symboliques de lecture du Réel avec propositions faites par un être dans la position de sujet. Donc, il est question d’analyse mais pas de psychanalyse.
Il est vrai que « l’interprétation est pourtant au principe de ce lien social qui s’appelle une analyse »[5]. Cette interprétation est imaginaire ; l’interprétation symbolique, celle qui échappe par l’enclos des dents, comme le décrit Homère, a le statut de symbolique et est fruit de la période de la construction de la subjectivité – l’autre nom d’une navigation psychanalytique – de l’être dans la position de psychanalysant, ou encore mieux de l’être dans la position de sujet.
Évoquer des « solitudes incomparables »[6], ainsi que des « solitudes structurées comme des solitudes »[7] m’a donné envie de poser ma plume et d’aller me pendre. Qu’est-ce que ce discours affligé ? Qu’est-ce que ce discours sans issue ?
Non, un sujet barré est un sujet traversé d’un bout à l’autre de son être par l’Autre barré. C’est un sujet qui nourrit sa castration en continuant sa psychanalyse personnelle, comme l’avait déjà indiqué Freud en 1910, donc avant le virage de 1920.
La psychanalyse n’est pas une pommade, ni une école de psychanalyse un concentré de « solitudes en communauté d’École »[8]. Après des décennies de psychanalyse personnelle, je ne nourris pas la logique moïque du partenaire-symptôme, mais du partenaire tout court.
Solliciter que « chacun »[9], donc « a », le Moi, adopte l’École « comme un signifiant idéal »[10], c’est installer le Moi les yeux tournés vers le haut, là où se trouvent les organisations intramoïques – que j’avais baptisées du sigle « ORGI » – à admirer, voire idolâtrer, l’Autre non barré, le « A ».
Ce qui donne :
Autrement dit, « a⸕ », qui regarde, écoute et obéit à l’Autre non barré, son maître absolu, le guide des aliénés. Dans l’autre sens, « A⸔ », qui impose des injonctions au Moi.
Une École n’est pas un « sujet barré »[11]. Une telle perspective forge la populace moïque et non un groupe d’êtres désireux de devenir sujets ayant un rapport de désir avec l’Autre barré.
L’École n’est pas « un acte de responsabilité absolue »[12]. Il n’y a pas de responsabilité, ni dans l’acte ni dans l’absolu. Une École de psychanalyse pousse des êtres à s’attacher à la construction de leur désir. La conséquence en est que ces êtres produiront inévitablement un savoir. Une École malade ne produit pas des sujets, mais des suiveurs.
Pourquoi la passe de Lacan est-elle un échec ? Parce que l’analyse produit à la sortie de ladite analyse un « ä », un Moi castré, dégonflé, et non, quoi qu’en dise Miller, un sujet barré ($).
Évoquer l’excès du Surmoi, sa « méchanceté »[13] (p. 24), c’est ignorer les avancées proposées par le voisin – Amorim, en l’occurrence – qui, grâce à Freud et à Lacan, a mis en évidence que l’excès et la méchanceté dans l’appareil psychique humain se trouvent dans les ORGI, les organisations intramoïques, à savoir la résistance du Surmoi (concept freudien) et l’Autre non barré (proposition lacanienne).
Mais comme, jusqu’au bout de son enseignement (je pense au Séminaire XX), Lacan a pensé que le Surmoi était une figure féroce et obscène, Miller pense encore aujourd’hui de la même manière, formant des analystes, transmettant une psychanalyse claudicante – l’autre nom de l’analyse – et devenant la risée de la société. J’insiste : la psychanalyse est un trésor que ceux qui ont à prendre soin d’elle maltraitent poliment, dans une expression de haine froide.
Mettre en évidence le « désir capricieux de la mère »[14] (p. 25), c’est nourrir une lecture intermoïque qui est fausse et qui, en outre, anime des affects réactifs inutiles contre la psychanalyse. Pour cette raison j’avais proposé de mettre en évidence le désir capricieux de l’Autre non barré de la mère. Au lieu de braquer la mère en la culpabilisant, ma stratégie pourra, peut-être, intéresser quelques mères à savoir sur la soumission de leur Moi à cette organisation féroce et obscène qu’est l’Autre non barré, organisation qui a son bras armé dans la résistance du Surmoi.
Ainsi, le désir capricieux du Moi de la mère ne s’origine pas du Surmoi, qui n’a ici aucun pouvoir, mais est soumis à ses ORGI, à ses organisations intramoïques : la résistance du Surmoi et son bras verbal, l’Autre non barré.
Non, je ne suis pas d’accord « que le Nom-du-Père et le surmoi [soient] les deux faces du même, que la loi comme universelle [soit] structurellement inhumaine »[15]. Le Nom-du-Père et le Surmoi sont des représentants symboliques de la castration. Ils canalisent la libido, freinent les pulsions, civilisent le désir. Sans eux, c’est le règne de la barbarie.
L’inhumanité se trouve chez l’Autre non barré (verbal), voire chez la résistance du Surmoi (musculaire).
III.
D’après mon interprétation du discours de notre dernière invitée, si Miller a théorisé, la dame invitée met en pratique la logique de l’analyse comme présence plus au moins évidente du Moi castré, un Moi dégonflé et adulte. Je vise un être barré, un imaginaire dégonflé, un Moi barré et donc, comme résultat, un sujet barré.
La dame demande en début de réunion à celle qui témoigne de lâcher ses notes, autrement dit sa cartographie, pour nager à vue. Elle fait cela parce que l’analyste n’a pas d’instrument de navigation ni de carte. Pour cette raison, au contraire d’une circumnavigation, à la sortie d’une psychanalyse on retourne à l’embouchure et on devient analyste (cf. ma Carte des trois structures).
La clinicienne indique que le patient « dit ceci, cela ». L’invitée l’interrompt en demandant : « Et pour vous ? », me laissant entendre que l’avis de la clinicienne entre en ligne de compte, quand je travaille à faire disparaître le plus possible de la scène le Moi du clinicien. C’est la différence de stratégie entre une analyste et un psychanalyste.
Dans la position d’objet a, le clinicien ne compte pas dans la clinique. Celui qui compte, c’est l’être barré, puisqu’il est couvert, tel un pouilleux, de signifiants barrés comme autant de morpions, de champignons entre les orteils, de vermines intestinales, jusqu’à son sang qui est contaminé – bon sang ! – de signifiants barrés.
Le signifiant est un parasite qui contamine l’être de partout. Pourtant, sans le signifiant barré, c’est la folie, l’autisme, la mort.
Quand elle demande : « Qui est ce sujet ? », je lui réponds qu’il n’y a pas, pas encore, qu’il n’y en aura peut-être jamais. Il y a l’être, pas le sujet. Il est précipité d’évoquer le « sujet », le « sujet psychotique », le « sujet psychotique en analyse sur le fauteuil ». Je trouve là des formulations creuses et qui ne correspondent pas forcément aux faits cliniques. Mais apparemment, cela fascine le Moi de la psychanalyste du RPH. Ce qui va de soi, car la communication entre le Moi de l’une et le Moi de l’autre est beaucoup plus candide que l’ardu travail de dégonflement du Moi de l’une et de l’autre.
Elle affirme « vouloir transmettre pour la personne »… Un psychanalyste ne transmet quoi que ce soit en séance, il se limite à conduire la cure. La transmission est une construction de l’être en s’appuyant, en mangeant et buvant la chair et le sang signifiant de l’Autre barré. Mais comme l’analyste n’a pas de techniques pour se repérer, il fait dans le bricolage, ce qui est, à la fin, preuve d’un amateurisme sans nom.
De même, affirmer qu’« on ne cherche pas la même chose », alors qu’un psychanalyste ne cherche quoi que ce soit : il applique la méthode freudienne et les techniques que j’ai mises sur pieds. Une de mes élèves, qui a un mal fou à reconnaître l’autre, évite de reconnaître l’auteur des techniques mises en place grâce à des décennies d’étude et de recherches freudo-lacaniennes. Le Moi humain est une ravissantes créature.
Il n’existe pas de psychanalyse freudienne, kleinienne, lacanienne. Une telle manœuvre est un compromis moïque entre les Moi incompétents pour ne pas reconnaître qu’il faut retourner sur le divan et étudier les avancées cliniques et théoriques des voisins (de l’IPA, de l’ECF, de l’ALI, d’Espace analytique). Il n’y a qu’une psychanalyse, celle sortie du chantier naval freudien. Ce bateau nommé psychanalyse mérite que chaque psychanalyste s’atèle à apprendre à le naviguer pour qu’ensuite il puisse conduire des psychothérapies avec psychanalyste, puis des psychanalyses.
Vouloir « aller vers le Réel » est un programme assez risqué. Elon Musk veut aller vers le Réel. Il me semble plus modéré de danser avec le Réel. C’est un projet plus modeste, mais plus viable.
Je souhaite donc mettre en place une discussion entre l’invité, ce qu’est pour lui la passe, et les psychanalystes de l’École. Ce qui mettra en tension, à partir du cas présenté, ce qu’enseigne Amorim. Peut-être que de cette mise en tension, où personne – l’invitée, Amorim et surtout les membres cliniciens du RPH – ne pourra se dérober d’une discussion vraie sur l’expérience du clinicien invité et l’enseignement de Fernando de Amorim sur la clinique, la théorie, la sortie de psychanalyse et donc sur la passe.
Peut-être cela engagera les psychanalystes du RPH à un travail digne de ce nom et mettra un terme à leurs dérobades moïques ainsi qu’à leurs interprétations fumeuses.
[1] Miller, J.‑A. La Théorie de Turin sur le sujet de l’École, Paris, Presses psychanalytiques de Paris, 2024, p. 8.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 12.
[4] Ibid.
[5] Ibid., pp. 13‑14.
[6] Ibid., p. 17.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p. 18.
[9] Ibid., p. 19.
[10] Ibid.
[11] Ibid.
[12] Ibid., p. 20.
[13] Ibid., p. 24.
[14] Ibid., p. 25.
[15] Ibid.
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