De la place de l’analyste à la position de psychanalyste
Fernando de Amorim
Paris, le 24 février 2024
En 1982, un ancien professeur de neurologie m’avait conseillé de ne pas lire les textes pré-psychanalytiques de Freud, ceux écrits entre 1892 et 1896, au prétexte qu’ils étaient sans intérêt pour la formation du psychanalyste. Ce monsieur se prétendait psychanalyste. En découvrant l’attention avec laquelle Lacan commentait le brouillon de Freud – Entwurf einer Psychologie (1895-1896) –, je me suis mis à lire le moment dit pré-psychanalytique de la psychanalyse.
Aujourd’hui, à la lecture de notre actualité bruissant de confessions d’alcôves et de dénégations, je me demande si cette période dite pré-psychanalytique ne s’est pas poursuivie jusqu’à nous.
Aujourd’hui, je m’autorise cette hypothèse que la période pré-psychanalytique ne concerne pas uniquement les textes neurologiques de Freud, mais bien tout ce qui a été fait au nom de la psychanalyse jusqu’à nos jours.
Et partant, j’estime qu’il n’y a pas de textes psychanalytiques jusqu’à présent parce qu’il n’y a pas de psychanalyste.
Il y a psychanalyse, il y a psychanalysant, mais il n’y a pas de psychanalyste.
Ainsi, j’affirme que s’il y a, aujourd’hui, psychanalyse, c’est au sein du RPH, car dans cette école le supposé-psychanalyste devient psychanalyste à deux conditions : i) quand le psychanalysant devient sujet et que le supposé-psychanalyste témoigne dans son école de cette sortie de psychanalyse et qu’elle est ratifiée (passe externe), alors le supposé-psychanalyste devient effectivement psychanalyste de cette cure-là uniquement ; ii) quand le supposé-psychanalyste témoigne devant ses pairs de sa propre cure (passe interne) et qu’il est reconnu comme étant sorti de psychanalyse. Cette procédure de passe est détaillée dans le « Manuel clinique de psychanalyse » du RPH – École de psychanalyse.
Le supposé-psychanalyste devient psychanalyste, mais il n’a pas le temps de sabler le champagne ; en d’autres termes, son Moi n’a pas le temps de se pavaner puisque, une fois la réunion de la passe externe terminée et qu’il retourne à son cabinet, il est à nouveau dans la position de psychothérapeute si celui qu’il écoute est sur le fauteuil, ou de supposé-psychanalyste si celui qu’il écoute est sur le divan.
Pour quelle raison j’écris que ceux qui se disent psychanalystes au RPH le sont véritablement ? Parce que les psychanalystes du RPH n’ont pas abandonné la position de psychanalysant. Un analyste qui disait avoir fait six ans d’analyse est aujourd’hui dans une situation sociale plus que gênante. Comment éviter ce genre de situation ? De là ma formule : La psychanalyse du psychanalyste est sans fin, à entendre « sans fin » comme le temps où il écoutera des malades, des patients et des psychanalysants.
Jusqu’à présent, il y a eu « analyste », comme Freud et Lacan nommaient celui qui représentait la psychanalyse cliniquement. Ils avaient raison de se nommer ainsi parce que le premier n’a jamais fait de psychanalyse et le second a abandonné la sienne.
Aujourd’hui, je propose d’appeler psychanalyste celui qui est toujours psychanalysant, même après avoir réussi à occuper la position de sujet (être sorti de sa propre psychanalyse) et de psychanalyste (avoir reçu quelqu’un qui est devenu sujet sur son divan).
Dans l’histoire de la psychanalyse, l’analyste a produit des dégâts considérables à la psychanalyse et surtout aux psychanalysantes.
Freud n’a jamais lâché Anna ; Ferenczi a joui de Gizella Pàlos et de la fille de cette dernière, Elma ; Jung a joui de Sabina Spielrein ; Reich et Stekel ne se gênaient pas non plus pour jouir du corps des patientes ; Allendy est tombé amoureux d’Anaïs Nin comme Rank ; Lacan était en couple avec Catherine Millot. J’ai découvert récemment que le père d’une actrice française, Judith Godrèche, est analyste.
Les patientes se sont-elles plaintes ? Personne ne se plaint s’il n’y a pas un Autre barré (Ⱥ), locus du Symbolique d’où sort le signifiant qui castre et qui, avec l’insistance barre. Personne ne se plaint, parce que personne ne vient signaler que ce qui arrive n’est pas normatif, ce qui est différent de normal. Ce n’est pas normal, parce que le contrat clinique n’inclut pas que l’analyste jouisse du corps de celle qui le paye pour conduire un traitement qui la sortira de la position d’objet, voire de chose du désir de l’Autre non barré (A), ici représenté par l’analyste ; ce n’est pas normatif parce que l’analyste en passant à l’acte, exclut la possibilité que la psychanalysante puisse devenir sujet (s). L’analyste, en mal d’amour de toute évidence et en volonté de pouvoir, répond à une demande qui ne fait pas partie du contrat clinique, à savoir, jouir du corps de l’autre, même si cette autre le demande ardemment.
L’analyste cède sur son désir, le psychanalyste tient la barre de la castration, contre vents et marées.
Un psychanalyste est un être barré (ɇ), puisqu’il a choisi – ce qui est différent de décider – d’aller à la rencontre de l’Autre barré (Ⱥ), qu’il a barré son Moi (ⱥ), qu’il est devenu sujet (s) et que, en désirant devenir psychanalyste, il a choisi d’occuper, au quotidien, la position de sujet barré ($). La preuve de son choix d’occuper la position de psychanalyste au quotidien est qu’il continue sa psychanalyse personnelle. Sans la psychanalyse personnelle, ce qui prouve que la formation de l’analyste calque à la formation universitaire, le Moi reprend sa place et l’Imaginaire reprend le dessus sur les effets d’une analyse. Dans la position de sujet barré ($), le psychanalyste n’a pas besoin de répondre à la voracité de ses organisations intramoïques, à savoir la résistance du Surmoi et l’Autre non barré. Il baise ailleurs. La pauvreté sexuelle et amoureuse de l’analyste produit des effets fâcheux pour lui et surtout pour celles qui leur confient leurs nœuds gordiens.
Un psychanalyste ne jouit pas avec n’importe qui. Ce n’est pas de la morale psychanalytique comme évoquait Emilio Rodrigué quelque part, mais de l’éthique psychanalytique. Cette éthique exige que le psychanalyste aime et travaille en occupant la position de sujet barré ($).
L’analyste a décidé d’éviter la barre de la castration. Le résultat est là aujourd’hui avec l’affaire Gérard Miller.
Les analystes doivent – c’est aujourd’hui une invitation morale, ce sera pour eux une exigence éthique – retourner sur le divan et ne plus quitter la position de psychanalysant. C’est ce qui caractérisera dorénavant que quelqu’un puisse se dire psychanalyste.
Si j’officialise cette position publiquement, c’est pour distinguer les cliniciens du RPH qui sont véritablement psychanalystes, car, après leur passe, ils continuent d’occuper la position de psychanalysant.
Que chaque clinicien se dépêche, si tel est son désir, à devenir psychanalyste aux conditions ci-dessus énoncées, au risque que la vox populi refuse de venir lui rendre visite, non parce qu’il ne serait pas compétent, mais parce qu’il ne sera pas apte à occuper cette position.
Ce qui, aujourd’hui, revient au même.