Fernando de Amorim
Paris, le 30 avril 2025
Extrait du séminaire PSYCHANALYSE II (SÉMINAIRE 2024-25)
Pour Bernheim, « quand on pense, on a conscience de sa pensée, on en subit l’impression, l’impression, l’émotion, on sent les idées naître dans son cerveau, se développer, évoluer, et créer des actes corrélatifs »[1]. Personne n’a conscience de sa pensée, mais il est possible d’avoir conscience de l’agglomération des pensées, l’autre nom d’une idée. La pensée est trop fugace. Bernheim, de toute évidence ayant un pied dans la logique médicale, neurologique, qui est la sienne, s’autorise à évoquer l’inconscient, l’esprit. Puis il écrit : « Par quel mécanisme se fait ce déclenchement d’idées associées, cette élaboration consciente psychique ? C’est le secret de notre organisation. »[2] Une fois parlée, la pensée n’est plus là. Il y a un décalage radical entre le fait de penser et celui de parler sa pensée. La parole est toujours en retard sur la pensée.
Il écrit : « L’animal est un produit intellectuel atavique, non de culture ; il reste rudimentaire. L’homme est un produit atavique et surtout de culture, qui se perfectionne indéfiniment. »[3] L’homme n’est pas sur terre pour toujours, éternellement, perpétuellement, sans fin, à l’infini. Tous ces synonymes de l’« indéfiniment » de Bernheim indiquent sa lecture moïque de l’homme. L’homme ne se perfectionne pas indéfiniment. Son temps de vie est très court ; il passe la grande majorité de son temps à dormir et quand il est éveillé il est, la plupart de son temps, quand ce n’est pas tout le temps, aliéné. Bernheim met dans un même sac, l’homme, tous les êtres humains. Je lis l’homme au cas par cas, à partir de son Moi et de manière verticale, à savoir : le moment de sa naissance, le moment où il entre en psychothérapie, le moment où il entre en psychanalyse, le moment où il sort de psychanalyse. C’est à ce dernier moment qu’il s’accouche en tant que sujet et qu’il se réveille à lui-même pour de vrai, c’est à ce moment qu’il est possible pour lui d’envisager une vraie construction. C’est à ce moment aussi que le sujet commence à construire sa condition de civilisé, à participer à la construction d’une civilisation humaine.
La lecture de Bernheim est vétérinaire : de la position d’animal, l’homme, selon lui, devient un produit de la culture, comme le produit de la culture de patates ou de chèvres. La psychanalyse vise à faire en sorte que l’homme ne soit pas représenté par son Moi, mais par son être devenu sujet, accouché grâce à l’Autre barré et dorénavant apte à construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée. La condition d’animal n’est pas une condition humaine, la culture non plus. La civilisation est l’unique raison d’être. Pour cela, il se doit de devenir sujet.
En faisant la différence entre lésion et non lésion, il écrit ce qui suit :
« Mais la fonction, au lieu d’être normale, peut subir une modification passagère. La pensée peut être obnubilée, la pensée peut être chancelante ; la force musculaire peut être affaiblie ; cela ne dure qu’un instant ; spontanément elles redeviennent normales. Dans ce cas la modalité dynamique dépasse faiblement la mesure compatible avec le fonctionnement physiologique ; elle est un peu anormale. Mais sa reconstitution rapide et spontanée à l’état normal nous permet encore de la considérer comme simplement dynamique ; ce n’est pas encore une lésion. Si le trouble fonctionnel s’exagère, la modification dynamique augmente graduellement, et il arrive un moment où l’élasticité de retour à l’état normal n’existe plus ; nous disons alors qu’il y a lésion ; elle met un certain temps à évoluer et à se réparer. Mais tant que cette élasticité existe, tant que la modification organique est susceptible de s’effacer vite, sans évolution, nous disons : modalité dynamique, trouble fonctionnel ; c’est une névrose. »[4]
Et quand la lésion est produite par le Moi lui-même, sous forme de perforation de la peau, sous forme de tatouage, de piercing ? Il s’agit d’une indication clinique, selon mon interprétation, que le Moi a perdu une de ses parties. Or, quand le Moi perd une de ses parties, c’est qu’il s’agit d’un Moi psychotique, à entendre un Moi qui a reçu tellement de pression – comme l’écrivait Bernheim, « si le trouble fonctionnel s’exagère, la modification dynamique augmente graduellement, et il arrive un moment où l’élasticité de retour à l’état normal n’existe plus ; nous disons alors qu’il y a lésion » – qu’une de ses parties s’est rompue.
Le tatouage et le piercing ont trouvé dans la représentation culturelle – comme chez les primitifs et dans le discours sociétal malade dans lequel le Symbolique est jeté aux ordures, où l’adulte abandonne son poste de parent et occupe la position de majeur pour sa progéniture épaulée par ledit discours – une manière de donner à voir au clinicien l’opération que le Moi-mère, le « a », a voulu mettre en place pour rassembler une autre fois la partie détachée, le « a’ ». Pour rappel, dixit Freud, le Moi est corporel. Pour l’auteur de ces lignes, le Moi est structuré comme un diamant. De la nature à la culture, selon Lévi-Strauss. Pour ce qui est de la civilisation, l’être humain est loin du compte. Là-dessus, je compte avec le psychanalyste, à condition qu’il accepte que sa psychanalyse personnelle soit sans fin.
La visée de cette stratégie du Moi est d’éviter la forclusion, ce qui pousserait le Moi vers ce qu’il vivrait comme une chute dans un abîme, l’autre nom du déclenchement psychotique.
Quand un patient arrive pour la première fois dans ma consultation avec un piercing, un tatouage, je lui demande de raconter l’histoire de sa décision de se percer la peau, puis je lui demande de retirer et de jeter sur le champ l’objet ou de cesser de se faire des tatouages. La visée est de l’engager à coudre son organisme avec des fils symboliques propres à l’association libre ; ma visée est aussi de le pousser à ne pas faire d’obstacle à la psychose. Qu’elle vienne. Est-ce un risque ? Évidemment. Mais si le psychiste ne veut pas courir de risque, c’est parce qu’il n’est pas encore habilité à assurer des cures. Quand le Moi s’approche de la structure de son Moi et qu’il se découvre psychotique, je lui signale qu’être psychotique n’est pas un problème, c’est une manière de lire la réalité, le Réel. Le gênant, ce n’est pas la structure psychique (névrose, psychose, perversion), c’est le symptôme. Il est préférable de dévoiler ce qui fait souffrir le Moi que de passer des années dans une cure conduite par un incompétent qui le traite en névrosé quand il s’agit d’un Moi psychotique.
La visée d’une psychanalyse est que l’être devienne sujet. Le Moi n’est qu’une instance psychique qui se prend pour ce qu’elle n’est pas et surtout pour ce qu’elle n’a pas.
La rencontre avec le psychanalyste vise à éviter que cette couture se fasse par le Réel du corps, registre inaccessible au Moi et qui signe, pour l’auteur de ces lignes, le rapport de l’être « avec son corps dans la psychose »[5]. C’est parce que le Moi ne peut pas accéder à l’impossible du Réel que, dans sa logique aliénée, il représente, symboliquement, l’opération imaginaire de totalité en perçant le corps réel, l’autre nom de l’organisme.
Écrire que l’organisme tatoué, percé, est un Moi psychotique qui trouve dans cette stratégie une manière de réparation n’est pas un problème car ce qui m’intéresse, c’est que l’être devienne sujet.
Le Moi gonflé à bloc n’aime pas se reconnaître inférieur, malade, ayant besoin d’aide. Indiquer que le corps tatoué signe une tentative du Moi d’embellir la cicatrice intramoïque entre « a » et « a’ » n’est pas du goût du Moi, surtout quand il s’agit du Moi des psys. Pourtant, je n’arrête pas de mettre en évidence, avec Freud, la souffrance psychique des psys. Quelle raison de devenir psychologue ou psychiatre, sinon celle de vouloir éviter de se faire soigner en faisant semblant de soigner l’autre, ou de se soigner par procuration aux dépens du patient ?
Quid du psychanalyste ? Le psychanalyste est un clinicien à part. Quand je propose, toujours à partir de Freud, que la psychanalyse du psychanalyste soit sans fin, c’est pour qu’il ne pense pas qu’il est sain d’esprit. Il doit être le premier à se faire soigner.
[1] Bernheim, H. Automatisme et suggestion, Paris, Librairie Félix Alcan, 1917, p. 2.
[2] Ibid., p. 40.
[3] Ibid., p. 105.
[4] Ibid., p. 113.
[5] Amorim (de), F. & Casassus, P. « Éditorial », Revue de Psychanalyse et Clinique Médicale, 2000, n° 5, p. 2.