Fernando de Amorim
Paris, le 3 mai 2025
Les mots qui sortent de la bouche méritent que le clinicien s’intéresse aussi à la position qu’occupe le Moi quand l’être parle. S’agit-il de la position de malade, de la position de patient, de la position de psychanalysant, de la position de sujet ?
Le lecteur remarquera que je ne mets pas en évidence la position de l’enfant : la vérité sort de leur bouche, dit-on. Oui, à condition que l’enfant soit dans la position de psychanalysant ou de sujet. Je ne mets pas l’accent non plus sur la position du pubère, de l’adulte – le majeur, lui, ne dit et ne fait que des conneries, donc il n’entre pas ici dans ma liste – ni de la personne âgée. Le sage, s’il compte avec son temps de vie, ne compte pas non plus ici, car il y a des gens qui vont traverser leur vie sans avoir appris quoi que ce soit. Une dame âgée et atteinte d’un cancer en phase terminale est venue me rendre visite et a évoqué son parcours de vie. Elle a commencé en disant : « Je suis passée à côté de ma vie ! » Après son récit, j’étais d’accord avec elle. Cela va de soi, je me suis gardé d’exprimer mon accord.
Un psychanalysant a vécu avec un frère dans le ventre de sa mère. Des crises d’angoisse, des crises de haine, il arrive à la conclusion que, dans le ventre de sa mère, il avait de la haine envers son frère. Cette haine de son frère jumeau a produit toute sorte de symptôme propre à la névrose obsessionnelle. Il arrive à cette interprétation après quarante ans de vie et huit de psychanalyse.
Reconnaître d’avoir de la haine dans le ventre de sa mère est une interprétation symbolique trop importante pour que je ne la communique pas aux cliniciens. Les implications symboliques d’un tel dire justifient la présence du psychanalyste dans les maternités, dans le suivi des mères, comme un clinicien indispensable au même titre que l’obstétricien ou le pédiatre.
Une psychanalysante avait dit : « Je ne veux pas entendre que le désir, c’est le manque ! » Cette dame, loin, mais vraiment très loin de la théorie freudo-lacanienne, lâche cette perle avec beaucoup de vigueur ; elle était presque enragée dans son refus.
Dans une brève à propos de l’objet rien, j’avais mis en évidence mon étonnement d’avoir constaté que Lacan était passé à côté de cet objet fondamental. La relation de l’être, au sens aristotélicien, commence avec le Réel. L’être est privé de rapport, dès sa naissance. Cet instant fugace impose l’invention du Moi dans la foulée ; pour cette raison, il est tellement difficile pour quelques-unes de saisir la différence entre le « Je » et le « Moi ». L’être est né en premier, mais il invente dans la foulée les bases du Moi, car il ne saisit pas ce qui lui arrive.
Ici, il me semble important de faire une distinction entre invention et découverte. L’invention, qui était au XIIe siècle une trouvaille dans la façon d’agir[1], a été dégradée – de son articulation entre le Symbolique et le Réel – à un statut qui s’articule aujourd’hui entre le Symbolique et l’Imaginaire, car elle est devenue l’action d’imaginer quelque chose de nouveau, une idée saugrenue, une mystification, un mensonge, une fable.
La découverte, quant à elle, au XIIIe – siècle, révèle, montre. Puis elle devient une action qui vise à mettre au jour ce qui est caché (un objet caché), inconnu (un objet inconnu) et, ignoré (un objet ignoré)[2]. Dans ces trois registres, il est question du Moi et non de l’être.
L’objet est caché au Moi, l’objet est inconnu du Moi, le Moi ignore l’objet, sauf quand, comme dans le délire érotomaniaque, « c’est l’Objet qui a commencé… », ainsi que l’écrit G. de Clérambault[3].
Dans les trois registres ci-dessus, le Moi peut venir rencontrer le psychanalyste parce qu’il souffre. Il souffre parce que l’objet est caché, parce que l’objet lui est inconnu, parce qu’il ignore l’objet.
Le lecteur remarquera que, dans la troisième position, le Moi devient agent de l’opération. Il ne veut rien savoir, la dame ne veut rien savoir de l’objet qui manque. Or, l’objet qui manque n’a jamais existé. C’est à ce moment de dégonflement du Moi, suivi du deuil vécu par l’être de se voir nu, sans protection, comme c’était son cas à la naissance à la vie extra-utérine, qu’il pourra commencer à se dire sujet et assumer de construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée, selon ma formule.
La privation concerne, pour l’être, un manque réel, d’un objet symbolique, le ventre, avec invention immédiate d’un agent imaginaire, le Moi.
Le lecteur remarquera que je n’interprète pas le tableau de Lacan[4] avec père Ubu, mère Teresa, pourquoi pas tata Odette de la série Scènes de ménages. Introduire père et mère ne participe pas, dans ce cas de figure, à la proposition de Lacan. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un registre intermoïque – si je peux me permettre – entre les Moi. L’opération se passe de manière fugace et concerne l’être et le Réel, puis le Moi et sa réalité. Évoquer le sujet ici, c’est pousser le bouchon, ce qui indique la présence vigoureuse de la volonté du Moi de celui qui interprète. La position de sujet est une construction, une vraie, c’est-à-dire symbolique car dans une danse serrée avec le Réel. Ici s’impose un hommage à Ignacio Barraquer, qui n’invente pas mais découvre des techniques pour la chirurgie de la cataracte. Je mentionne Barraquer, car il est évoqué par Clérambault avec les mots les plus respectueux et les plus doux[5].
Si le lecteur n’a jamais dansé le zouk, avec ce que cela apporte d’excitation sexuelle car tout le corps est engagé, il ne comprendra pas de quoi je cause. Hier soir, après mes consultations, je suis passé dans une soirée Forro, rythme enlaçant du nord-est du Brésil. Une femme s’approche et me demande pour quelle raison je ne danse pas.
J’avais dansé avec une jeune – nous avions 15 ou 16 ans – le forro dans une soirée. Encore aujourd’hui, en écrivant, j’ai le souvenir de ses tétons qui piquaient mon torse, ses cuisses collées à la mienne, jeune pubère en vacances chez mes grands-parents maternels. Pourquoi je ne danse pas ? Parce que les couples devant moi dansent sans se coller, sans se serrer, sans les collés-serrés des natifs des îles. J’ai plus de plaisir à boire ma bière tiède qu’à danser sans me serrer au corps de la partenaire. Comme je n’ai plus besoin de me serrer, je bois ma bière, tranquillement, sans gaspiller ma libido avec des danseuses mal fagotées. Je danse quand la partenaire transpire le désir. Sans cela, je ne bouge pas du bar. Je danse avec moi-même, fruit de ma construction psychanalytique. C’est pour cette raison que je défends la psychanalyse : parce qu’elle fonctionne, à condition que le psychanalysant désire devenir sujet et danser le zouk, le forro, avec le Réel et quelques semblables dignes de respect désirant.
Je ne suis pas dans le registre du Penisneid d’un côté et du complexe de castration de l’autre, comme l’avançait Lacan. Je situe ma lecture avant cela. Je ne suis pas dans le registre du complexe de sevrage et de son impossibilité à assouvir. Je suis avant cela. L’objet a de Lacan atteste de l’abîme dans la réalité du Moi et du manque dans le Réel pour l’être. Mais cela, l’être ne pourra le constater et l’admettre qu’au moment de sa sortie de psychanalyse et son assomption à la position de sujet. Quand il constatera et admettra le rien. C’est à partir de ce Réel qu’il pourra construire, à partir du Symbolique, l’objet rien.
Il n’y a pas de place pour le phallique (φ) dans la position de sujet. À ses débuts, le Moi a inventé un phallus imaginaire pour se maintenir à flot. Dans la position de sujet, ce dernier construira un phallus symbolique (Φ), indépendamment du genre, phallus d’autorité féminine. Pour les deux genres.
La privation concerne l’objet ; le Symbolique sera appelé pour nommer, sans jamais réussir à combler, le manque structurel propre à la condition de l’être, manque que le Moi en tant qu’agent cherche à combler avec son produit, l’Imaginaire, et avec la matérialisation de son produit, l’aliénation.
[1] Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales. Entrée « Invention », consulté le 5 mai 2025.
[2] Ibid. Entrée « Découverte », consulté le 5 mai 2025.
[3] Clérambault (de), G. (1921-23). « Les psychoses passionnelles », in Œuvres psychiatriques, Paris, Frénésie Éditions, 1998, p. 338.
[4] Lacan, J. (1956-57). Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 59.
[5] Clérambault (de), G. (1935). « In memoriam, souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte », op. cit., p. 821.