Fernando de Amorim
Paris, le 4 novembre 2024
Pour E.
Elle se présente en tant qu’obèse ; elle risque, selon elle, d’avoir du diabète ; elle a du mal à monter les escaliers. C’est de cette manière qu’elle se situe dans sa vie. Ce sont ses mots.
Elle mange du sucre, beaucoup de sucre, « pour adoucir un peu ma vie », selon elle.
Selon elle, « si je ne mange pas du sucre, je boufferais beaucoup de gens. ».
Madame va chez un psychologue qui pratique la TCC, spécialiste du comportement alimentaire. Je lui indique que je ne suis ni l’un ni l’autre. Elle reste assise.
Cette description d’une oralité vorace se met en évidence de plus en plus, car le Moi ne trouve plus les limites qui existaient avant, avant le fast-food et le développement urbain et avant les photos food. Suis-je en train de me plaindre, ou de défendre cette idéologie du c’était mieux avant ? Pas du tout. L’organisation de la vie sociétale pousse à manger plusieurs fois par jour. Plus un humain évolue et plus il devient nécessaire qu’il diminue la quantité d’aliments ingérés. Or, le Moi du majeur – celui qui a la majorité mais pas la maturité, à la différence de l’adulte – se pense toujours enfant. Donc, il aborde – ou non, d’ailleurs – ses difficultés avec sa réalité, en faisant usage de la nourriture.
La psychanalyse enseigne que parler, c’est apprendre à soi-même. Le commencement de l’expérience humaine se situe dans le rapport de la libido et du signifiant, et non du Moi et de l’image. Une pensée n’est pas du même registre qu’une image. La pensée, au contraire de l’image, a une forme.
Elle dit : « Depuis trente-huit ans, je me sens triste, c’est comme si j’étais le présent. Pour cette raison j’ai du mal à faire corps avec moi-même. »
Quand quelqu’un dit : « Je suis triste ! », il indique une tristesse propre à son être à ce moment-là. L’être mélancolique vit un état de tristesse permanent, parce qu’il n’a pas d’objet. Le Moi déprimé est labile et cette labilité dépend de son objet d’amour. En revanche, quand quelqu’un dit – c’est le cas de cette dame : « Je me sens triste ! », il indique une sensation et non un affect propre au Moi dans sa relation à l’autre.
Puis, elle sort cette phrase étonnante : « Il me reste deux séances chez la psy avant l’éjaculation féconde. Je veux mourir. Pas moi-même, mais l’image que j’ai de moi. » Elle a profité des séances remboursées par le gouvernement, cette idée fumeuse des fonctionnaires habitués à dépenser l’argent qui ne leur appartient pas.
La castration en psychanalyse est une parole qui produit un effet dans la réalité. En d’autres termes, la castration dégonfle le Moi et, dans un deuxième temps, la parole bien dite – car portée par des signifiants venus de l’Autre barré – produit une transformation de l’être dans son rapport au Moi, au monde, à l’Autre. L’Autre, ici, c’est l’autre nom du dieu chez Kant.
Elle dit qu’elle vient, parce qu’elle veut du transfert, mais qu’elle ne veut pas de la castration. Cela va sans dire, la dame en question est très intime avec le discours du psychiatre et du psychologue.
Elle dit : « Je n’ai pas de complémentaire santé et donc j’ai l’intérêt à ne pas tomber malade. »
Elle dit que la vie sans amour n’a pas de sens : « Je n’ai pas eu de père, un père présent. Une parole du père pourrait m’aider dans la vie. »
Je ne réponds pas à cette remarque, mais rien ne m’empêche d’écrire que ce n’est pas parce que quelqu’un n’a pas eu de parole du père qu’il n’est pas pris par le signifiant du Nom-du-Père.
Il y a des gens qui ne sont pas prêts pour la vie, d’autres, pour être en vie.
La psychanalyse est l’unique science à proposer, dans le champ de la médecine mentale, comme il se disait au début du XIXe siècle, un traitement qui vise à ce que l’être puisse devenir sujet et ainsi construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée.
Mais ce n’est pas pour tout le monde ; c’est pour ceux qui savent, comme il se disait au XVIIe siècle, saisir la balle au bond.