Fernando de Amorim
Paris, 14 novembre 2025
Les êtres, au sens aristotélicien, souhaitant bénéficier d’une vaginoplastie sont porteurs d’un pénis, mais leur Moi se reconnaît en tant que femme. J’entends par Moi l’instance aliénée et aliénante que Freud met en évidence dans sa seconde théorie sur l’appareil psychique de 1920.
Cette volonté du Moi vise à accéder à la féminité, caractérisée par la position phallique propre au donner à voir du Moi d’une femme. La position féminine, quant à elle, est propre au sujet, quand il sort de psychanalyse. Occuper une position féminine, comme je viens de l’écrire, est possible à la sortie d’une psychanalyse, indépendamment du genre.
Pour accueillir – et non recueillir – cliniquement la demande, le clinicien se trouve dans la position de celui qui examine, pas de celui qui comprend non toute – puisque comprendre est trompeur et tout est impossible – mais une partie de la singularité et des intrications de la demande du Moi.
Le psychanalyste examine ce qui se nomme affirmation de l’organe avec le plus grand soin car, comment soutenir une identité sans prendre en compte le Symbolique et l’Imaginaire qui rôdent dans la demande du Moi transgenre et dans la réponse du chirurgien.
Avant de continuer, une succincte définition des trois registres introduits par Jacques Lacan en psychanalyse – Symbolique, Imaginaire et Réel – s’impose. Le Symbolique met en évidence le langage qui le structure, la parole et sa fonction transformatrice ainsi que les associations libres comme ressources thérapeutiques. Le Réel met en évidence le rapport de l’être avec l’impossible. L’Imaginaire met en évidence la relation du Moi à l’image et à autrui.
Il faut dire sans pincettes qu’il n’y a pas de chirurgie de féminisation génitale puisque, même pour une femme qui tient à sa vulve ou pour un homme qui s’accroche à son pénis, la génitalité se trouve dans les registres du Réel et de l’Imaginaire, et la féminisation dans le registre du Symbolique de l’être qui danse, rarement selon la musique, avec le Réel. Autrement dit, l’affaire est beaucoup plus complexe que ne le pensent les chirurgiens ; de là l’importance d’une étude fine et d’une écoute bienveillante que seule une psychanalyste peut assurer. Pour quelle raison ? Parce qu’elle n’a pas attendu la détresse d’autrui et l’acquisition de son diplôme universitaire pour se soumettre elle-même à une psychanalyse personnelle.
C’est la psychanalyse personnelle ainsi que la compétence méthodologique et technique qui apportent les éléments pour qu’avant, pendant et après l’intervention chirurgicale, l’être opéré ne cède pas de sa vie.
Une vaginoplastie n’a pas comme conséquence la construction identitaire puisque la construction d’une identité est une opération longue et régie par le Symbolique et non par la performance du bistouri. Autrement dit, il est impropre d’évoquer la construction. Il s’agit plutôt de l’invention d’une nouvelle identification. Ici, l’Imaginaire prend appui sur la réalité provoquée par l’intervention chirurgicale. Une construction identitaire suppose la présence du Symbolique et de l’Imaginaire. L’intervention chirurgicale touche le Réel, l’organisme, tout en renforçant la croyance, voire la certitude imaginaire du Moi. Cependant, il est nécessaire de rappeler que le Moi est corporel et que c’est au niveau du corps et de l’image que l’intervention chirurgicale peut passer à côté, au grand dam du patient et bien évidemment du chirurgien.
La fonction du psychanalyste n’est pas de valider l’intervention. Sa fonction est de faire en sorte – si l’intervention est rendue inévitable par la demande pressante, voire oppressée, du Moi et la validation par le discours sociétal aliéné – que puisse se construire une voie possible pour que l’être devienne sujet.
Je suis d’accord, comme l’écrit Élodie Chopard, que « l’acte chirurgical vient, en agissant sur le Réel de l’organisme, appuyer la représentation que se fait le patient de lui-même ». La difficulté qui se pose ici est l’irréversibilité de l’acte, car le Moi ne souffre pas de l’organe qui est le sien, mais de l’image qu’il a de son corps.
Le Réel est du registre de l’impossible. Le Moi interprète ce Réel par les lunettes de son produit, à savoir l’Imaginaire. La psychanalyse propose la construction, par le Symbolique, d’une interprétation qui aura effet de danse et non d’invention. L’invention est propre au Moi. Cette danse est quotidienne et c’est pour la vie, comme les contrats de mariage. Le mariage, ici, est une alliance entre le sujet et le Symbolique. Cette alliance vise à interpréter le Réel.
Quand le Moi ne se reconnait pas dans l’assignation du Réel – entendre ici dans son organe masculin de naissance – il n’honore pas le génie de son sexe. Qui a honni le sexe de cet enfant ? C’est la question de fond dans la conduite d’une cure psychothérapeutique, mais surtout psychanalytique. Il ne s’agit pas de poser la question au pubère ou au majeur qui veut un changement imaginaire de sexe, mais de ne pas s’étonner quand la réponse à cette question tombera des lèvres du demandeur.
Le changement de sexe constitue la réponse la plus radicale au désir de l’Autre, l’intervention ayant fonction d’acte de la résistance du Surmoi sur le Moi.
À aucun moment un homme ne pourra accéder au plaisir féminin. Même les femmes pataugent dans cette prétention. Le plaisir féminin est propre au côté femme de l’être dans la position de sujet. Les hommes peuvent apporter une contribution, mais qu’ils n’envisagent pas d’y participer : qu’ils se contentent de voir dans la vitrine le gâteau qu’ils ont aidé à fabriquer et que la pâtissière déguste avec délice. Si un homme se satisfait de jouir de son organe, il sera satisfait de voir sa partenaire tirer du plaisir de son œuvre.
Enfin, il me semble important de faire une distinction entre le corps réel et le Réel du corps. Le premier est l’organisme, le deuxième concerne la tentative délirante du Moi psychotique de s’approprier le corps d’autrui par l’incorporation ou le sien par la destruction. Physiologiquement, le « néo-vagin » chez un homme ne produira pas le comportement biochimique propre au vagin. Qu’un chirurgien ne mette pas cela en évidence peut ressortir de l’ignorance ou d’un engagement avec le délire du Moi du demandeur. La prudence que je sollicite du chirurgien, en engageant auprès de lui le discours prudent d’un psychanalyste, est fondée sur le principe que le discours sociétal a ouvert la boîte de Pandore. Maintenant il faut faire avec. Pour le pire ou le moins pire. L’intervention du chirurgien touche le corps réel, mais risque aussi d’aligner le Moi au Réel du corps.
Une intervention chirurgicale ne règle pas le problème du Moi qui souffre de son image ou du discours sociétal sur lui, comme le ressenti ou le ressentiment ne se règlent pas par un coup de bistouri. La psychanalyse a mis en évidence le pouvoir de l’association libre, du fait de parler ses pensées, son corps et ses rêves sans jugement et porté par le transfert. De même, le fait que le Moi ne se sent pas appartenir à lui-même, au corps qui l’abrite, ne se règle pas par la privation de l’organe. Une telle démarche, punitive, violente envers soi-même, doit être prise, quand il s’agit d’une demande d’intervention chirurgicale, avec prudence et bien entendu sans précipitation.
Une position féminine est portée par soi-même et par quelques autres, ainsi que par le choix du sujet. Cette position se caractérise par la castration symbolique de ses propres organisations intramoïques et surtout par la manière de savoir se protéger du Moi et des organisations intramoïques d’autrui.
La psychanalyse est, dans un premier temps, la construction de la subjectivité de l’être. C’est la position du psychanalysant proprement dite. Cette construction ne se contente ni du langage ni de la parole, mais est portée par les associations libres du psychanalysant. Dans un deuxième temps, à la sortie de psychanalyse, le psychanalysant devient sujet et peut construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée.
La cure psychanalytique ne se déroule pas à l’hôpital car ses murs empêchent le désir de se déployer. De là l’importance que le clinicien, dès que possible, invite le patient à venir lui rendre visite à l’extérieur de l’institution. Même sur le fauteuil, à l’extérieur de l’hôpital, l’être n’est pas en psychanalyse. C’est lorsqu’il passe sur le divan qu’il occupe la position de psychanalysant et que les choses sérieuses commencent.
Est-il possible que quelqu’un, après l’amputation de son sexe, après la reconstruction chirurgicale, puisse sortir de psychanalyse, occuper la position de sujet et ce qui la caractérise, à savoir une position féminine ? C’est à la clinique d’y répondre. Le psychanalyste met en place le champ opératoire avec les dispositifs qui l’accompagnent. Il opère, à partir du Symbolique, sans préjugé.
Le clinicien ne devrait pas perdre de vue que le Réel du corps est propre au Moi psychotique. Une telle indication attire l’attention sur l’exigence de prudence clinique du psychanalyste et surtout sur la responsabilité de ce dernier auprès de l’équipe chirurgicale. Une fois que le Moi s’engage à se faire opérer, le clinicien se doit de rester disponible pour le patient et l’équipe soignante. Il se doit aussi de veiller à ce que le Moi puisse construire sa responsabilité de conduire aussi sa destinée, d’après sa structure et après son passage à l’acte.