Fernando de Amorim
Paris, le 6 novembre 2025
À madame R.
Dans De la sexualité féminine, Freud se pose la question : « Comment, quand et pourquoi [la petite fille] se détache-t-elle de la mère ? »1
La sexualité féminine n’est pas une affaire qui concerne le passage d’une zone érogène, le clitoris, à une autre, le vagin. Il me semble qu’elle concerne plutôt l’utilisation du corps comme zone érogène à part entière, selon la construction du sujet. Dans la sexualité féminine, le sujet ne trouve pas la voie qui mène au père : il abandonne plutôt le père comme objet d’amour. Le père n’intéresse plus le sujet. Il faut entendre sujet ici comme l’être du côté femme qui est sortie de psychanalyse et qui vit une sexualité féminine ; la sexualité de petite fille, d’adolescente, de pubère, de femme, de femelle, de féministe, de mère ne l’intéresse plus, car ces positions n’étaient que des semblants du Moi. Castrée, le sujet se satisfait de construire au quotidien une sexualité féminine. Qu’est-ce qui caractérise une telle sexualité ? À chaque sujet de caractériser la sienne. Comment identifier une telle sexualité ? Par la satisfaction que le sujet tire de sa position féminine.
Comment la petite fille se détache-t-elle de sa mère ? En ayant comme projet – car, dans la réalité, elle ne le sera pas de sitôt – de devenir indépendante. Sa dépendance durera au moins quelques décennies. Le Moi de la mère n’a pas comme intention de perdre son objet, voire sa chose : le corps de l’enfant qu’elle a mis au monde. Pour cette raison, le Moi maternel met le Moi de sa fille sous bonne garde. Il le retient pour lui servir de compagnie au moment de la vieillesse. Et pour cette même raison, il le vend au plus offrant, ou le tue. Ce n’est pas un sujet : c’est un objet, voire une chose.
Quand la petite fille se détache-t-elle de sa mère ? Lorsqu’elle devient sujet. Autrement dit, quand elle devient adulte, entre puis sort de psychanalyse et construit sa responsabilité de conduire aussi sa destinée. À ce moment, le Moi de la mère n’apporte plus à l’être devenu sujet aucune jouissance, car ce n’est pas par satisfaction que le Moi de la femme sert le Moi de ses parents ou de ses substituts que sont le mari ou l’amant. Le Moi jouit de la souffrance qu’il subit, effet de la résistance du Surmoi sur lui.
Pour devenir féminine, avec la sexualité qui vient avec, le sujet se débarrasse, au sens d’un encombrant, du Moi de sa mère, de son père et de tout autrui qui encombre sa condition féminine.
Quand Freud évoque « des êtres féminins » qui restent pris « dans la liaison originelle à la mère et ne parviennent jamais à se tourner véritablement vers l’homme »2, il fait de la psychologie. Je préfère mettre en évidence l’attachement du Moi de la fille au Moi de sa mère. Je mets aussi en évidence qu’il ne s’agit pas d’êtres féminins, mais de Moi paumés attachés aux Moi de leurs mères comme des poissons‑pilotes à leurs requins.
Dans ma jeunesse, on pensait que le poisson‑pilote guidait le requin. Avec l’avancée des recherches, océanographes et biologistes sont arrivés à la conclusion que le poisson ne pilote pas : il profite de l’onde de proue produite par la nage du squale tout en bouffant les restes de ce dernier. Ainsi, dans ma métaphore, le Moi petite-fille, femelle, femme, féministe profite du Moi d’autrui, sa mère. Le travail du psychanalyste est de dégonfler ce Moi profiteur, paresseux et parasite, puis de dévoiler l’être qui, lâche comme il est, se cache sous la jupe du Moi pour que cet être se mette au travail de ramer, manger et aimer par ses propres moyens, voies qui peuvent le pousser vers la construction de sa subjectivité, l’autre nom de la psychanalyse, et pour qu’enfin il devienne sujet, féminin dans sa sexualité comme dans son quotidien.
Pourquoi la petite fille se détache-t-elle de sa mère ? Parce que c’est l’unique voie pour qu’elle puisse devenir femme, sujet, et avoir – Φ – une sexualité féminine. Oui, la position de sujet et ce qui la caractérise, à savoir la position féminine, sont un pouvoir phallique, un pouvoir symbolique qui danse avec le Réel et ne tombe plus dans le piège de l’Imaginaire : quand le sujet tombe, il assume, paye le prix et passe à autre chose.
Écrire que le complexe d’Œdipe est le noyaux de la névrose me gêne parce que ma visée est de ramener l’appareil psychique à une lecture aquatique. Ainsi, le complexe d’Œdipe, je le nomme Mer d’Œdipe. N’importe quel humain se voit confronté à ce locus intrapsychique. Il doit le traverser, comme le fait le Moi névrosé. Le Moi psychotique, lui, le frôle. Quant au Moi pervers, il ne veut pas en entendre parler ; de là sa fascination pour le Moi maternel, ce qui génère des majeurs sans avenir subjectif.
- Freud, S. (1931). « De la sexualité féminine », in Œuvres Complètes, Vol. XIX, Paris, PUF, 1995., p. 9. ↩︎
- Ibid., p. 10. ↩︎