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Les paradoxes du transfert

Les paradoxes du transfert

 

Fernando de Amorim

Paris, le 12 avril 1995 (relu et revu le 24 décembre 2023)

 

 

Le transfert, qui au début du XVIIIe siècle était défini comme l’acte par lequel un droit passait d’une personne à une autre, est en psychanalyse le processus par lequel le Moi adresse au clinicien dans la position d’objet ce qui le fait souffrir, ses non-dits, ce qui n’avait pas été dit à temps ; ou parce que l’être ne savait pas dire ou même parce qu’il ne savait pas encore parler. Le paradoxe, qui, vers la fin du XVe siècle, était un avis qui allait dans le sens contraire de ce que disait son interlocuteur, se trouve ici au cœur de la conduite de la cure.

 

Mon titre n’est pas étranger à l’article de Didier Anzieu de 1975 intitulé « Le transfert paradoxal » (Nouvelle Revue de Psychanalyse, « La Psyché », Paris, 1975, p. 60-72). Ce qui m’intéresse ici, c’est l’article du Professeur de psychologie Anzieu et non les travaux de l’équipe de Palo Alto. Je pense à Bateson et Watzlawick, qui ont fait un travail remarquable sur la double information donnée à l’enfant ou à n’importe quelle personne en position de soumission jusqu’à rendre le Moi fou. Fou mais pas psychotique, car il est possible d’être fou sans être psychotique.

 

Le discours du Moi parental chez certains schizophrènes, selon l’équipe de Palo Alto, porte cette caractéristique, à savoir une communication paradoxale.

 

Je ne m’attarderai pas non plus sur le travail de Racamier en psychiatrie, parce qu’il traite de l’humour, de l’ambiguïté et du paradoxe.

 

Ainsi, dans son article, ce que je constate initialement, c’est que Anzieu propose tellement de variations du paradoxe – « communication paradoxale », peut-être un clin d’œil à l’équipe nord-américaine, ensuite « injonction paradoxale », « paradoxe originaire », « paradoxe agi », « expérience paradoxale », « situations paradoxales », « contre-transfert paradoxal », « processus paradoxal », « paradoxe fondateur » – qu’une pauvre chatte n’y retrouverait point ses petits.

 

Anzieu établit une liste psychologique des symptômes pouvant être présents dans le discours d’un certain nombre des patients – « grande passivité, dépendance poussée, vie amoureuse et sexuelle parfois pauvre, sentiment d’être différent des autres » (p. 60) ; ils jonchent sa proposition d’éclairage du problème. Cette lecture psychologique – propre au Moi – des symptômes fige la possibilité d’avenir d’une cure à cause du préjugé, du préavis, du praticien. L’être n’a pas de symptôme, le symptôme est une caractéristique propre au Moi.

 

Il faut rappeler que Didier Anzieu, bien qu’il se présente en tant que psychanalyste, n’a jamais abandonné ni la psychologie ni le discours universitaire. Il était professeur de psychologie. Dans la clinique psychanalytique, cette description symptomatique n’est pas de grande utilité au clinicien, puisque ce sont le transfert et le diagnostic propre à la structure de l’être – ce qu’en 2023 je nomme l’affinage du diagnostic structurel – qui pourront indiquer au clinicien comment conduire la cure, qu’il s’agisse d’une psychothérapie ou d’une psychanalyse.

 

Servant deux maîtres à la fois, la psychologie et la psychanalyse, de fait, le paradoxe se trouve chez Anzieu. Freud avait pourtant averti tous ceux qui s’approchent de l’or de la psychanalyse : il est impossible de manier l’or de la psychanalyse et le cuivre de la suggestion avec la même élégance. Le déhanchement psychique exigé au psychanalyste quand il opère dans la cure ne correspond pas à la désinvolture des mi-analystes.

 

Je ne cherche pas l’or pur de la psychanalyse, mais je sais reconnaître l’or pur du désir de quelques psychanalysants à devenir psychanalystes. Il est honteux qu’un psychanalyste, par incompétence ou par lâcheté, n’assume pas sa responsabilité de polir l’or du désir et se contente de caresser le Moi dans le sens du poêle à reluire. Qu’il s’agisse du cuivre de la suggestion ou quelque autre minerai représentant la psychothérapie, la fonction du clinicien, s’il est psychanalyste, est de conduire l’être vers la position de sujet, indépendamment de sa structure et non de déranger – Primum non nocere – le processus d’association libre. Cependant, il faut distinguer si le clinicien dérange l’être ou le Moi. Qui se plaint du dérangement ? L’être ou le Moi de l’être ? C’est ici que se trouve la beauté de la clinique au sens hippocratique que Freud et surtout Lacan ont mis en évidence. Si c’est l’être qui est dérangé par le clinicien, l’analyste plombe l’avancée de la psychanalyse du psychanalysant. Si c’est le Moi qui crie au scandale –avis de tempête transférentielle –, le psychanalyste n’a qu’à s’accrocher, car ça va secouer à l’intérieur du bateau nommé Psychanalyse.

 

Quand Anzieu évoque le libéralisme du « dispositif psychanalytique » (p. 62), je réagis en signalant que ce qu’il nomme libéralisme n’est pas psychanalytique : le psychanalysant a le droit de dire ce qui lui traverse l’esprit, mais il n’a pas le droit d’être insultant ou grossier et, surtout, il n’a pas le droit d’agresser le clinicien. Ce dernier ne lui demandera pas de tout dire, puisque tout dire est impossible pour un être humain. Les mots y manquent, selon la formule de Lacan. Donc ce qu’il appelle un « premier paradoxe » (Ibid.), n’en est pas un. Une psychanalyse ne vise pas la compréhension, du moins immédiate et sous l’injonction du Moi ou des organisations intramoïques de ce dernier – cf. « Sortie de psychanalyse dans les trois structures » in Brèves 2018-19, Paris, RPH, 2022, p. 234-41. Donc son deuxième paradoxe, qui, selon lui, va à « contre-courant de la cure classique » (Ibid.), n’en est pas un non plus car l’être n’est pas libre, il est radicalement enchaîné à l’Autre barré (Ⱥ). Il peut être libre pendant le temps du délire ou de l’hallucination, comme c’est le cas du moment psychotique ; il peut faire le fou et cela concerne les trois structures ; enfin, il peut être radicalement libre, mais ici, il sera question d’autisme. Ce n’est pas "marche ou crève", c’est "parle" ou "autistise-toi". Ce n’est pas le choix de l’être, c’est la décision de l’être radicalement fou à lier – comme il se disait au XVIIe siècle – à son Moi. C’est une aliénation radicale de penser pouvoir se passer de la relation à l’autre son semblable ou du rapport à l’Autre barré.

 

Plus une psychanalyse avance, plus le Moi plonge dans l’incompréhension. La fonction du psychanalyste est de manier le transfert pour que le Moi ne panique pas. Sa fonction est d’éviter que le Moi saute du bateau nommé Psychanalyse pour que l’être continue sa navigation, appuyé sur l’Autre barré, vers la sortie de la psychanalyse où il sera dans la position de sujet.

 

En faisant usage de la formule transfert et contre-transfert paradoxal (Ibid.), Anzieu répond à une question que j’avais proposée de régler ou de régulariser pour l’avenir de la psychanalyse. Un contre-transfert n’est rien d’autre que l’expression du clinicien qui est contre le transfert, preuve de l’absence de psychanalyse personnelle chez le clinicien. De là l’importance que la psychanalyse du psychanalyste soit sans fin.

 

Il faut entendre ici « sans fin » pour le temps qu’il exercera en tant que psychanalyste. La visée est de protéger d’abord le psychanalysant et, ensuite, la psychanalyse du Moi et des organisations intramoïques du clinicien. Une telle proposition indique mon absence de confiance envers les psychistes. Leur absence de culture, de raffinement social, de savoir-vivre est criante et donc indigne de l’or pur du désir impoli de l’être qui se présente devant eux. Tel un orpailleur, tel un orfèvre, telle une accoucheuse, tel un marin, le clinicien se doit de se comporter bien pour la préparation de la naissance du désir du sujet. Ce n’est pas en prenant des cours d’accouchement que le sujet se maintient dans cette position, c’est en continuant sa psychanalyse personnelle.

 

Anzieu se présente en psychanalyste. Je ne suis pas convaincu qu’il le fut. La position d’analyste, popularisée avec Lacan, pouvait paraître vivifiante et préférable à la place du psy (psychiatre, psychologue, psychothérapeute). Que nenni !

 

L’analyste prouve, par son propre intitulé, puisque c’est lui qui s’auto-nomme "analyste" – c’est le fantasme du Moi, d’être autonome, de n’avoir besoin de personne en Harley-Davidson –, qu’il n’est pas encore digne de la psychanalyse, de là les arrangements qu’il met en place pour s’éviter la castration, des arrangements plus médiocres les uns que les autres. Pour cette raison, pour les rendre dignes de la psychanalyse, il faut les inviter à ne pas quitter, même après leur passe, la position de psychanalysant.

 

En proposant une « première tranche de psychanalyse » (p. 62), comme si cette dernière était un saucisson, Anzieu, en manque de technique de maniement du transfert, montre ses limites et sa difficulté à conduire la cure. Preuve que le transfert paradoxal est le paradoxe, l’ambiguïté du Moi du clinicien est qu’il, le Moi du clinicien, décide de sortir la psychanalysante du divan et de l’installer sur le fauteuil, en utilisant comme argument que : « Quoique je fasse, ou ne fasse pas, elle [la conduite de la cure] est donc vouée à l’échec, et moi avec elle. Il me faut, dans ces conditions, un temps assez long avant de décider de modifier le dispositif (je reçois désormais Bethsabée en face à face) et de signifier que sa première tranche d’analyse est terminée et qu’une autre commence. » (Ibid.). À vrai dire, la psychanalysante n’était pas en psychanalyse et ce qu’il propose, pour sortir de l’embarras dans lequel il se trouve par absence de formation clinique psychanalytique solide, a été de tirer ladite psychanalysante vers la position de patiente, en l’installant sur le fauteuil. Il n’y a pas de paradoxe, il y a de l’immaturité clinique. Et son « Moi-peau » (p. 63) ne fera, comme écrit Brassens, rien à l’affaire.

 

Loin de l’auteur de ces lignes l’idée d’être irrespectueux envers Anzieu, mais je vise ici à signaler qu’il est inadmissible éthiquement de ne pas rectifier la conduite des cures d’aujourd’hui à partir des difficultés – et non des erreurs – de nos illustres prédécesseurs. Surtout que je ne vise pas l’être mais le Moi de l’être.

 

Quand il écrit qu’il « analyse » (p. 64), je tiens à signaler que c’est le psychanalysant, c’est-à-dire l’être, le Moi, le Surmoi du psychanalysant qui analysent. Le psychanalyste écoute quant à lui, castre en rectifiant la direction de la cure, en suspendant la séance, en interprétant dans la position de l’Autre barré prime (Ⱥ’). Quand il est confronté à cette situation d’interprétation, il prend soin de demander validation. Si le psychanalysant valide, la psychanalyse avance sur la même voie maritime ; si le psychanalysant ne valide pas, le clinicien signale qu’il abandonne cette interprétation. Celui qui interprète dans une psychanalyse, c’est l’être porteur des signifiants de l’Autre barré. C’est ce que j’appelle "interprétation symbolique". Les autres interprétations ont le statut d’interprétation imaginaire. Il n’existe pas d’interprétation réelle. L’interprétation du Réel est symbolique quand elle est opportune – qui, au milieu du XIVe siècle, s’appliquait au vent qui pousse vers le port ; quand l’interprétation du Réel est imaginaire, elle est trompeuse, fantasmée ou délirante. La connaissance scientifique est une interprétation symbolique à partir du savoir de l’être, l’interprétation imaginaire, quant à elle, est une mise bas du Moi. Son rejeton va d’une pensée qui interprète à une idée qui devient idéologie, selon la proposition d’Antoine Desttut de Tracy.

 

Un transfert paradoxal ne s’analyse pas, il est supporté par le clinicien. Ce dernier écoute le discours, castre le Moi quand cela sera possible, au moment où le discours du Moi, avec le consentement lâche de l’être, risque de passer à l’acte. Le clinicien évite en somme le gonflement de la relation imaginaire, selon la formule de Lacan.

 

Respecter la théorie freudienne n’est pas « excessif » (p. 65), mais nécessaire, au sens aristotélicien. La théorie freudienne est une carte maritime ; l’œuvre de Freud, le portulan du psychanalyste. Abandonner ces deux objets précieux, la carte et le portulan, c’est laisser la porte ouverte à l’errance, l’autre nom du DSM et des psychiatres paumés face aux zinzins.

 

Il n’existe pas un « pré-moi corporel » (p. 65) que l’auteur avait « appelé ailleurs le moi-peau » (Ibid.). Il y a la formation du Moi comme nécessité, toujours au sens d’Aristote, pour que l’être puisse interpréter le Réel et ainsi quitter le désarroi de sa condition première. Le Moi a la fonction de lire ce qu’il interprète et ainsi inventer sa réalité. La peau, laissons-la à la charge de la compétence des dermatologues et des chirurgiens plasticiens qui, dans les services des grands brûlés, apaisent la douleur mais ne savent pas comment apaiser la souffrance de l’être. Cependant, quand je propose humblement mes services dans ces unités-là, la réponse est toute faite : « Nous avons déjà une psychiatre » ou « le psychologue passe dans le service une fois par semaine pour voir les malades ! ». En d’autres termes, ils n’ont pas l’intention d’accueillir une écoute habilitée, car formée à la psychanalyse depuis des décennies. Dans ces conditions, je n’ai qu’à aller me faire futuere. La vulgarité de mon propos est ma réponse indignée face au tas puissant d’inertie des médecins responsables de service, des analystes, des universitaires, des politiciens.

 

Le Moi n’est pas « insuffisant » (p. 66), il est aliéné. Le Surmoi n’est pas en condition de « toute-puissance » (Ibid.), mais d’incapacité à opérer symboliquement. Ce n’est pas le Surmoi le tout-puissant. « Surmoi », le méchant pour Freud, le cruel et obscène pour Lacan. Il faut signaler que c’est grâce à Freud et à Lacan que j’avais mis en évidence qu’il s’agit des organisations intramoïques – l’Autre non barré (Lacan) et la résistance du Surmoi (Freud) – et non du Surmoi quand il s’agit de toute-puissance.

 

En utilisant le pseudonyme d’« erronée » (Ibid.), pour une psychanalysante, Anzieu met en évidence le transfert paradoxal des majeurs, qu’ils soient analyste, père, mère ou tante. Pas de paradoxe, l’agressivité de l’autre sur l’enfant va du bain bouillant pour cette psychanalysante à la circoncision, à l’excision ou au port du voile : le même mépris pour l’enfant, la même fabrique de haine et de rancune qui se déversera plus tard sous forme de tyrannie domestique ou de terrorisme social au nom d’une idéologie barbare travestie en religion. Une religion, c’est une affaire de l’être avec son Autre non barré, avec l’Autre barré entre les deux. Hors de ce registre, c’est juste l’expression de la volonté de vengeance nourrie par la rancune d’avoir été humilié.

 

Quand Anzieu écrit : « je restais solide » (p. 67), il est dans la position de psychanalyste, d’objet a. Hors de cela, le déluge. Lorsque l’autre, fait une « névrose expérimentale » (p. 69) ; qu’il s’agisse d’un chien ou d’un humain, pour les organisations intramoïques, ce n’est qu’un objet, voire une chose, qui n’a ce qu’il/elle mérite.

 

Il n’existe pas de « joie de haïr » (Ibid.). La joie est propre à l’être. La haine n’est pas le fruit – affect – de la joie, mais de la jouissance des organisations intramoïques.

 

L’amour vrai est symbolique, castré ; l’amour imaginaire porte, entre autres, le nom de transfert paradoxal.

 

Quid des cliniciens d’aujourd’hui qui ont accès à Anzieu, Freud, Lacan et à mes propositions et qui font la sourde oreille aux avancées de la clinique psychanalytique ?

 

Que Didier Anzieu puisse s’éloigner de la clinique psychanalytique – ce qu’il a fait – ne justifie pas que le praticien d’aujourd’hui se contente d’étudier le paradoxe de son transfert sans examiner sa part de jouissance à ne pas savoir où il en est de la construction de sa responsabilité de conduire aussi sa destinée en tant que sujet et de la construction de sa responsabilité de conduire son existence en tant que psychanalyste.

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