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Le savoir et la connaissance

Le savoir et la connaissance
Pour une psychanalyse scientifique (IV)

Fernando de Amorim
Paris, le 23 octobre 2023


Parfois, me semble-t-il, Lacan est mis dans la position du moine bénédictin Pedro Ponce de León, de l’ophtalmologue Lazare Markovitch Zamenhof ou enfin de l’inventeur Louis Braille.

Je n’ai trouvé nulle part dans tout son séminaire que Lacan ait voulu, ou tenté, ou essayé d’écrire un alphabet. Ce qui signifie que ses élèves ne peuvent pas se prendre pour l’incarnation de Champollion.

 

Ce n’est pas en s’appuyant sur la prétention qu’il est possible de faire science.

La réalité est radicalement différente du Réel. Si le Réel est du registre de l’impossible, la réalité est la tentative du Moi d’être maître ou au moins de faire semblant d’être seigneur de son environnement. Le Moi est incapable de comprendre comment le Réel fonctionne, d’où ses interprétations foireuses lorsqu’elles sont assises sur l’Imaginaire ou un peu plus consistantes s’il s’agit d’interprétations symboliques.

Il faut distinguer le savoir de la connaissance. Le savoir est une construction subjective, ce qui veut dire que l’être choisit de s’engager avec l’Autre barré pour interpréter le Réel. L’être ne peut s’engager sur cette voie que si, préalablement, il a accepté au minimum la castration (ë) ou, encore mieux, d’être barré, c’est-à-dire d’assumer de porter la barre de ladite castration (ɇ). La construction de ce savoir est utile pour l’être barré mais aussi pour ceux dont il fera profiter de manière fluide – à savoir, ses semblables. La connaissance engage la généralisation de l’interprétation du Réel par l’être castré, ce qui est le cas de la majorité des scientifiques. L’être castré est capable d’imagination et d’abstraction s’il compte avec l’interprétation symbolique car elle est, pour l’être, l’interprétation qui s’approche le plus du vrai, du Réel.

 

La science n’oblige pas du tout le psychanalyste à remanier l’Imaginaire. Celui qui veut remanier ce registre – ledit Imaginaire, registre qui est le produit du Moi aliéné –, c’est le Moi de l’analyste. C’est avec des compromis de ce genre qu’il est, justement, analyste, et non psychanalyste.

Une psychanalyse castre l’Imaginaire. Après une telle opération, l’Imaginaire, avec un « I » majuscule, devient imaginaire castré grâce à l’Autre barré, que je représente par « ï ». Ainsi :

I → Ⱥ → ï

 

La règle fondamentale de la psychanalyse est, certes, énoncée dans le transfert, mais pas forcément quand l’être est en position de psychanalysant ou de patient. Il est essentiel de décliner la règle fondamentale quand l’être débute sa rencontre avec le clinicien (dans la position de psychothérapeute ou de supposé-psychanalyste). Même dans les entretiens préliminaires, il est nécessaire, au sens aristotélicien, que le clinicien décline la règle fondamentale. Après plus de quarante ans de psychanalyse, les analystes qui ont assuré ma psychanalyse ou bien n’ont pas décliné la règle d’or comme la nommait Lacan, ou l’ont déclinée mollement. Comment faire science si la méthode est claudicante dès son premier souffle ? Amateurisme quand tu les tiens !

 

Ni Freud ni Lacan ne peuvent répondre aux exigences absurdes d’un Popper, marin de flaques d’eau qui ne songe pas à ce qu’est la clinique. Voici un fait concret. Ces lignes sont écrites un dimanche après-midi. Le SETU ? et la CPP fonctionnent du feu de Dieu. Une clinicienne m’appelle pour signaler qu’une patiente lui signale qu’elle vient d’enfoncer un couteau dans sa cuisse et de prendre des plaquettes d’antidépresseur car elle n’en peut plus de sa vie. J’assure la supervision et retourne à la présente petite brève. À aucun moment Popper ne m’est venu à l’esprit. Il ne me sort pas – et pas davantage la jeune clinicienne – de la difficulté clinique qui se présente à nous. En revanche, Freud et Lacan, eux, oui. Même si je prends – toujours – au sérieux les critiques faites à la psychanalyse, je ne peux pas lire mes deux compagnons de combat clinique, Freud et Lacan, avec le regard de l’épistémologue, tel Popper, qui arrive à la fin du combat pour constater l’aboutissement de l’opération clinique. Le problème des détracteurs de la psychanalyse est qu’ils confondent la psychanalyse et les analystes. Ces derniers n’ont pas encore les muscles pour faire avancer le bateau freudo-lacanien dans l’océan Inconscient. Comment peuvent-ils en acquérir ? Sur le divan, en continuant leur psychanalyse personnelle. Sans cela, ils feront dans la rhétorique, dans le bla-bla intellectuel, consistant pendant quelques temps mais pas suffisant pour traverser à la rame, avec un psychanalysant, l’océan Inconscient.

 

La théorie du rêve de Freud est scientifique si, au contraire de demander à Popper l’interprétation, je demande – après avoir travaillé le rêve avec une technique bien précise que j’utilise avec les membres du RPH – à l’intéressé, le psychanalysant, s’il valide ou non l’interprétation.

Le mathème de Lacan transmet la connaissance psychanalytique. Mais cette connaissance doit être appuyée sur le savoir que le clinicien devenu psychanalyste a pu construire dans sa propre psychanalyse. Hors de ce registre, l’analyste tombera autrement dans la rhétorique analytique évoquée plus haut.

Il existe une connaissance psychanalytique, elle est le fruit d’un savoir du sujet barré et de sa Durcharbeitung au service de la scientificité de la psychanalyse. Nous sommes loin du compte pour l’instant. La raison de ce décalage est que l’analyste a abandonné sa position de psychanalysant. C’est à partir du savoir qu’il a construit sur le divan qu’il pourra construire une connaissance sur ce qu’est une psychanalyse scientifique.

 

S'il est suffisant pour un non-clinicien qu’un lapsus dise par son expression verbale ce qu’il (le lapsus) voulait énoncer ; pour un psychanalyste c’est loin d’être suffisant. Le lapsus doit révéler au psychanalysant un savoir sur son désir inconscient. Il faut que l’être interprète pour le Moi le sens inconscient du vrai qu’il (le Moi) ne voulait pas reconnaître. Reconnaître est un pas supplémentaire vers la castration, opération que le Moi ne souhaite nullement car à force de castration il finira par devenir barré (ⱥ). C’est ce que j’appelle interprétation symbolique. Je pense au mot d’esprit famillionnaire. Ce mot d’esprit a mouillé beaucoup de chemises d’analystes depuis des générations. Mais cette jouissance à deux balles est-elle suffisante pour faire de la psychanalyse une science ?

 

L’interprétation, quand elle est symbolique, est là pour dire le vrai de l’être à un moment bien précis. Parfois une conclusion, un sens acquis dans une séance, sera rectifié à la séance suivante. La visée d’une psychanalyse – et elle accomplit toujours cette logique grâce au désir du psychanalysant – est de faire avancer la cure. Il n’y a pas de répétition en psychanalyse. Celui qui croit à cela c’est le Moi pour, justement, ne pas mettre un terme à sa jouissance. Alors, quand l’analyste se met dans cette danse macabre, il est possible, effectivement, de parler d’analyse avec fin ou « d’analysante inanalysable », comme avait dit un analyste à une psychanalysante.

Justement, il faut occuper la position d’analyste pour défendre une hypothèse pareille.




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