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La politique imaginaire du corps


La politique imaginaire du corps
 
Fernando de Amorim
Paris, le 28 novembre 2021
 
Voici le titre d’un article choisi par « Madame Figaro du 15/16 octobre 2021 : « La politique du corps ». Il faut dire que toute politique du corps rencontre inévitablement le registre de l’imaginaire en fin de compte. Pour preuve : la citation au début de l’article : « Le corps est la chose la plus politique et la plus publique qui soit » (p. 29). Évidemment, je suis d’accord avec aucune de ces deux affirmations.
 
Premièrement parce que le corps n’est pas une chose, c’est un objet, objet de désir pour l’autre, objet narcissique pour le Moi de l’être, arène où se déchaîne les organisations intramoïques contre le Moi, ce qui fait que ce dernier hait le corps par lâcheté. Le compromis que fait le Moi avec les organisations intramoïques est de jeter la libido du Ça dans le corps. La politique du Moi est celle du « Ni vu ni connu », comme il se disait au XVIIIe siècle. C’est quand les symptômes corporels pointent leur nez et que l’être cherche le psychanalyste, que ce dernier pourra constater que le corps est devenu lieu de jouissance.
 
Deuxième argument, le corps n’est pas public. Le « donner à voir » est un trompe-l’œil, voire un attrape-nigaud imaginaire. Nous voilà une autre fois sur le même registre.
 
Le corps c’est cet inconnu au Moi, comme au bataillon. Ce n’est pas parce que Freud avait écrit que le Moi est corporel qu’il est connu de qui que ce soit : soit de l’autre, du Moi ou de l’être lui-même.
 
En revanche, il est possible de porter avec Freud son expression : le Moi n’est pas maître chez lui pour ce qui concerne la relation du Moi au corps. Le Moi ne connaît rien de son corps. Les expressions : « c’est mon corps », « je fais ce que je veux de mon corps », révèlent une innocence, voire une aliénation coquebine.
 
À vrai dire, le corps est une location, une habitation imaginaire où l’appareil psychique exprime sa joie, comme sa détresse, sa tristesse comme sa furie, sans que le Moi soit au courant de ce qui arrive et non de ce qui lui arrive. Le Moi et le corps ne sont pas du même registre. La croyance, voire l’idéologie du « mon corps » est nourrie par cette douce tromperie, nécessaire au Moi, pour qu’il vive sans réfléchir à la sénescence et ensuite à la cadavérisation de sa demeure. Et surtout, surtout, que l’être puisse ne pas se poser trop de questions.
 
Se poser des questions, le Moi peut le faire sans pour autant avoir la compétence pour y répondre ; l’être peut se poser des questions, mais sans intention d’y répondre. C’est ce que l’habitude appelle un philosophe.
 
Chez le psychanalyste, à question posée, réponse s’impose, c’est propre au dispositif clinique. Par la voie de la règle d’or, comme disait Lacan.
 
Rien de plus faux que le corps qui est donné à voir par une « célébrité » (Ibid.). Le maquillage, la photographie, excluent toute possibilité du rapport vrai avec le désir et à l’être.
 
Quand Kim K. est « devenue son propre avatar » (Ibid.), nous n’avons pas affaire à l’être, mais au Moi de l’être et à la métamorphose d’une image qui a déjà subi d’autres transformations. Cette logique avare de désir n’approche pas l’être du corps, mais l’aliène davantage, gonflant ainsi le Moi. Cette aliénation est riche en conséquences, car le Moi prend le dessus sur la possibilité de l’être de devenir intime du corps qui l’abrite, tout en constituant une armée de Moi aliénés, à savoir, les suiveurs de l’influenceuse.
 
En se postant en maître, le Moi indique la voie à suivre à ses suiveurs. La psychanalyse dégonfle toute tentative d’indentification imaginaire, d’aliénation sociétal ou sossial (clin d’œil au réseau et au niveau intellectuel des suiveurs internautiques).
 
Affirmer que Kim K. « s’est fait connaître par son corps » (Ibid.), est une lecture faussée. Elle s’est fait connaître par son Moi, instance aliénée par structure. Quand j’écris cela, ça ne signifie pas que je sois en désaccord avec la dame ou ses suiveurs. Je constate la montée en puissance de l’aliénation et la médiocrité sociétale. Ce qui, en soi, ne me dérange nullement.
 
La formule « corps signature » est une expression inadéquate. La signature est un geste symbolique, le corps est du registre de l’imaginaire. Inévitablement, la logique imaginaire prend le dessus, et le corps est rendu « encore plus triomphant », et le Moi, affirme un « pouvoir suprême. » (Ibid.). Il ne faut pas s’étonner que la grenouille, en envisageant de devenir bœuf, n’accédant pas au pouvoir suprême, à savoir, de devenir ruminant, suit la logique de la fable :
 
« S’enfla si bien qu’elle creva ».
 
De même faire du sein « cet “impensé du féminisme” » (Ibid., p. 30) c’est une association tirée par les cheveux. Les seins sont loin d’avoir l’unanimité du féminisme. Il faut être vraiment insensible pour ne pas remarquer la dimension phallique qu’ils recouvrent. Ce n’est pas au hasard que des feMEN [les majuscules sont de mon cru] montre leurs seins. Elles donnent à voir la distance entre leur désir et leurs revendications. En d’autres termes, se contenter, comme fait une philosophe, de mettre en évidence « la sexualité » […], « la maternité » […], « la convoitise masculine », dans l’utilisation du buste dénudé de ces dames sans pousser la lecture à la question phallique imaginaire, est de l’ordre de la courte vue.
 
L’horreur des policiers à cacher la poitrine – « …elles [les Femen] dérangent, car le premier geste des policiers qui les arrêtent est de leur couvrir la poitrine » –, c’est qu’ils voient, dans leur imaginaire, une anatomie qui ne correspond pas au corps féminin. Ce qui n’exclue pas la dimension moraliste, évidemment.
 
Évoquer le mot « symptôme » pour parler du « corps générationnel » (Ibid), et de « mise en scène de soi sur les réseaux sociaux » [que j’écris sossiaux, avec le même argument évoqué ci-dessus], met en évidence la souffrance des jeunes sans repères de la part des adultes censés les entourer, les éduquer, prendre soin d’eux. Un mot à ce propos : je fais la distinction entre adulte et majeur. L’adulte prend soin de lui, donc, il est disponible pour prendre soin de l’enfant. Le majeur a la majorité, mais il met des enfants au monde sans la compétence de les préparer à être dans la vie (Pour ce qui est de l’existence, il s’agit d’un projet subjectif).
 
Sans adulte autour d’elles, des jeunes filles, des jeunes femmes, Lourdes, dans l’article, « s’habille comme elle veut, quand elle veut […], comme bon lui semble. » (Ibid).
 
Une jeune ne s’habille pas comme elle veut, quand elle veut. Elle est soumise à la tyrannie des organisations intramoïques, et cela parce qu’il n’y a pas un adulte pour cadrer les pulsions déchaînées, propres au moment de l’enfance et de la puberté. En un mot, des majeurs paumés qui voient pousser – sans savoir que dire et sans autorité pour faire – des enfants perdus.
 
Le corps est l’expression de la souffrance de l’être, de l’absence de boussole, de sa navigation à vue, de cet appel à l’aide.
 
Transformer cela en « un nouvel état d’esprit » est malavisé.
 
L’époque veut cela.
 
Mais les jeunes ne doivent pas se sentir obligés de répondre au chant des sirènes.
 
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